04.04.2025

Pourquoi l’indigomanie s’appelle-t-elle ainsi ?

Matière - Matérialité
Par Georges Roque

Maximilien Luce, La gare de l’Est, 1917, huile sur toile, 129,5 x 161,5 cm, Paris, musée de l’Armée. Source : Paris - Musée de l'Armée, Dist. GrandPalaisRmn / Pascal Segrette

Maximilien Luce, La gare de l’Est, 1917, huile sur toile, 129,5 x 161,5 cm, Paris, musée de l’Armée. Source : Paris - Musée de l'Armée, Dist. GrandPalaisRmn / Pascal Segrette
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Claude Monet, La Gare Saint-Lazare, 1877, huile sur toile, 75 x 105 cm, Legs Gustave Caillebotte, 1896, Paris, musée d'Orsay. Source : Musée d'Orsay, dist. GrandPalaisRmn / Patrice Schmidt

Monet

Pour y voir clair, partons de l’analyse qui conduit Huysmans à condamner cette manie : « Je ne veux pas citer ici des noms, il suffit de dire que l’œil de la plupart d’entre eux s’était monomanisé[7] ». La critique porte ici sur le fait que les peintres auraient abusé d’une seule teinte (en contradiction avec d’autres passages où il souligne la présence d’une vaste gamme de tons tout aussi « crus »). Mais il était très important pour lui d’insister là-dessus, afin de mettre en évidence la « manie » consistant à utiliser avec profusion une seule et même teinte. Suit une brève description de deux de ces peintres qu’il n’est guère difficile d’identifier, bien que l’écrivain taise leurs noms. À propos du second, Huysmans écrit : « […] celui-là voyait violet ; terrains, ciels, eaux, chairs, tout voisinait, dans son œuvre, le lilas et l’aubergine[8] ». Il s’agit ici très clairement de Monet. Les critiques de l’impressionnisme avaient déjà noté son goût pour le bleu et le violet, présents dans de nombreuses toiles. Duranty, un des critiques de la première heure favorables au mouvement publiera, un an avant le texte que nous commentons, un compte rendu de la quatrième exposition impressionniste que Huysmans avait sûrement lu, car la tonique est la même : sur fond général d’éloge, vient le reproche d’un usage excessif de violet et de bleu. Ainsi concernant Monet, « procédant presque toujours d’une gamme violette et bleuâtre ». La même critique sera adressée à Caillebotte, dont « il se pourrait qu’il fût une victime de la gamme violette et de la gamme bleue[9] ». Quant à Alfred de Lostalot, il notait que Monet exécute « une exquise symphonie en violet[10] ».

Édouard Manet, Argenteuil, 1874, huile sur toile, 148,5 x 114,5 cm, Tournai, musée des Beaux-Arts. Source : Ville de Tournai, Office du Tourisme, Maison du tourisme de Wallonie picarde, B. Dochy, P. Maurage (+), P. Van der Cruyssen et Wapict.

Manet

Venons-en à présent au premier artiste évoqué sans être nommé : « celui-ci voyait du bleu perruquier dans toute la nature et il faisait d’un fleuve un baquet à blanchisseuse[11] ». Le bleu perruquier désigne un bleu particulièrement intense. L’expression était prisée au XIXe siècle. D’après Barbey d’Aurevilly, elle serait due au fait que « les perruquiers, depuis saint Louis, dit-on, en badigeonnaient leurs boutiques[12] ». La suite du commentaire permet d’identifier facilement l’artiste dont il est question : « il faisait d’un fleuve un baquet à blanchisseuse ». Huysmans fait ici une allusion à peine voilée à une toile de Manet, Argenteuil, qui avait causé un énorme scandale, en particulier à cause du bleu de la Seine, jugé « trop bleu » par les critiques qui se sont acharnés sur cette tonalité trop forte[13]. C’est la double allusion à un bleu intense et à un fleuve qui met la puce à l’oreille, s’agissant de déterminer l’artiste et l’œuvre dont il est question.

Berthe Morisot, Un percher de blanchisseuses, 1875, huile sur toile, 33x40,6 cm, Washington, National Gallery of Art. Source : https://nga.gov/ Public domain

En outre, j’y reviendrai, car ce détail est déterminant, dans son compte rendu du Salon, Jean Rousseau écrivait à propos d’Argenteuil : « derrière les personnages, un fleuve d’indigo, massif comme un lingot, droit comme une muraille[14] ». Cette référence éclaire l’allusion que fait Huysmans, par l’analogie entre les cuves à indigo et les baquets qu’utilisaient les lavandières. De plus, l’eau de la Seine était fort utilisée par les blanchisseuses. D’ailleurs, Berthe Morisot avait représenté ce phénomène des blanchisseuses envahissant la Seine à hauteur de Gennevilliers dans Un Percher de blanchisseuses. La même année 1875, dans un opéra-bouffe intitulé Les Environs de Paris, un des protagonistes se plaignait du fait qu’on avait beau sortir de Paris, on voyait « des blanchisseuses partout et pas de bergères[15] ». Ensuite et surtout, le linge sale, trempé dans le baquet, colore ce dernier et si le linge est très crasseux, le baquet se sature de saleté, de même que la Seine était gorgée à Argenteuil des rejets toxiques des usines produisant des pigments synthétiques[16]. Aussi, la phrase de Huysmans, « il faisait d’un fleuve un baquet à blanchisseuse », file la métaphore du « fleuve d’indigo », comme si l’eau de la Seine se teignait par la pollution de la même manière que le baquet de la blanchisseuse et l’eau des rivières utilisées dans de nombreux lavoirs.
Bref, le premier artiste visé par l’ indigomanie 01 explication est donc Manet, et, en termes presque explicites, Huysmans se réfère à Argenteuil. Fin connaisseur de la peinture de son temps, Signac ne s’y sera pas trompé, qui écrit dans son Journal que Huysmans « gausse les jolies colorations de Manet qu’il décrète ‘atteint d’indigomanie’[17] ». Huysmans devait d’ailleurs continuer d’éreinter Manet dans son Salon de 1881 : « la peinture de cet artiste était engageante et capiteuse. La voilà sophistiquée, chargée de fuscine, dépouillée de toute tanin, de toute fleur. […] M. Manet s’est complu à enduire sa terre de violet ; c’est d’une nouveauté peu intéressante et par trop facile[18] ».

Paul Hadol, Le Salon comique, gravure sur bois, L’Éclipse, 30 mai 1875 (détail)

Un fleuve d’indigo

Bref, on l’aura compris, j’aimerais suggérer qu’Argenteuil de Manet est la source principale non seulement du rejet par Huysmans de l’indigomanie, mais du terme même qu’il a choisi pour qualifier cette manie qui l’offusque. Et ce pour deux raisons : d’abord, je n’ai pas trouvé de mention à cette « manie » avant 1875, date de présentation du tableau au Salon. Ensuite et surtout, le terme même d’indigomanie fait tiquer. Comme nous l’avons vu, il est très mal choisi, car s’il y avait bien une mode pour les vêtements teintés à l’indigo, les peintres n’utilisaient qu’exceptionnellement ce colorant naturel. Pourquoi alors avoir retenu ce terme, sinon à cause de l’expression de « fleuve d’indigo » durablement accolée à Argenteuil et qui restait la référence que Huysmans se chargera de prolonger en l’étendant à tous les artistes utilisant des bleus violacés et des nuances proches.
En effet, la formule « fleuve d’indigo » de Jean Rousseau a fait fortune. Dans un autre compte rendu postérieur du Salon de 1875, un critique note que « M. Manet […] nous montre un garçon boucher, aux bras rougeauds, au profil épaté, qui canote sur un fleuve d’indigo[19] ». Et, curieusement, le même jour, le 30 mai 1875, paraît une caricature de Paul Hadol consacrée à Argenteuil, dans laquelle l’eau de la Seine a tout envahi, et flanquée de deux inscriptions : « fabrique d’indigo » en haut, et « la Seine à l’égout de Saint-Denis » en bas, ce qui éclaire également la phrase de Huysmans concernant le fleuve comme baquet de blanchisseuse : la Seine est donc à nouveau associée à l’indigo, cette fois par l’allusion à une usine qui, salissant le fleuve, lui donnait ainsi cette teinte outrée tant critiquée. En outre, le caricaturiste fait allusion à la pollution de la Seine qui s’étendait jusqu’à Argenteuil. Autrement dit, l’ensemble de ces références à l’indigo pour railler le bleu trop bleu de la Seine a sans doute incité Huysmans à forger le terme d’indigomanie pour nommer ce phénomène et l’étendre aux Impressionnistes afin de mieux les tourner en ridicule.

Pour citer cet article

Georges Roque, « pourquoi_terme_indigomanie », Impressionnisme.s [en ligne], mis en ligne le 01 Sep 2025 , consulté le 10 Dec 2025. URL: https://impressionnisme.preprod.sweetpunk.io/debat/pourquoi_terme_indigomanie/

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Artistes associés

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  • Stephen Eisenman

    “The Intransigent Artist or How the Impressionists Got Their Name”, dans Mary Tompkins Lewis (ed.),Critical Readings in Impressionism and Post-Impressionism. An Anthology, p. 149-161.

    Berkeley, University of California Press, 2007

  • Hollis Clayson

    « Cassatt’s Alterity », dans Andre Dombrowski (éd.), A Companion to Impressionism, p. 253-270

    Hoboken, Wiley Blackwell, 2021

  • Merete Bodelsen

    « Early Impressionnist Sales 1874-1894 in the light of some unpublished “procès verbaux” »

    Burlington magazine, pp.331-350, 1968

Claude Monet, La Gare Saint-Lazare, 1877, huile sur toile, 75 x 105 cm, Legs Gustave Caillebotte, 1896, Paris, musée d'Orsay. Source : Musée d'Orsay, dist. GrandPalaisRmn / Patrice Schmidt
Édouard Manet, Argenteuil, 1874, huile sur toile, 148,5 x 114,5 cm, Tournai, musée des Beaux-Arts. Source : Ville de Tournai, Office du Tourisme, Maison du tourisme de Wallonie picarde, B. Dochy, P. Maurage (+), P. Van der Cruyssen et Wapict.
Berthe Morisot, Un percher de blanchisseuses, 1875, huile sur toile, 33x40,6 cm, Washington, National Gallery of Art. Source : https://nga.gov/ Public domain
Paul Hadol, Le Salon comique, gravure sur bois, L’Éclipse, 30 mai 1875 (détail)